dimanche 1 février 2009

Langage de l'innocence

Il y a un langage qui ne ment pas: celui de la nature, des jeunes enfants n'ayant pas encore la parole, des malades qui ne se souviennent plus, et celui de ceux qui, au terme de leur vie, prêts à la quitter, n'attendent plus rien de ce monde. Il y a aussi celui de nos amis à quatre pattes ou ailés.

Tous ces êtres, animés ou inanimés, ont une expression qui n'agressent pas, ne cherche pas à convaincre. Tout au plus, une invitation à être d'accord. Et, si vous veniez à ne pas l'être: pas le moindre reproche ou l'attente d'un changement.

Voyons les animaux. Même les plus féroces sont vrais dans leurs airs agressifs. Les plus familiers, aimés pour leur fidélité, leur affectueuse compagnie ou leur services bénévoles, n'ont jamais appris à mentir. Les oiseaux eux, icônes volantes, manifestent la beauté, et chantent sans fausses notes. À leur façon, tous parlent, sauf le perroquet, cet imitateur qui ne sait ce qu'il dit !

Christian Bobin, déjà cité, écrit: "Nous devrions rendre grâce aux animaux pour leur innocence fabuleuse, et leur savoir gré de poser sur nous la douceur de leurs yeux inquiets sans jamais nous condamner". (1) Très beau compliment envers nos compagnons de vie qui ne savent pas haïr. Qui les a longtemps fréquentés comprend la douceur de ce regard inquiet qui ne condamne jamais; sorte de modèle d'innocence, ils ne cherchent pas à plaire. Tout simplement, ils sont comme ça ! Beauté innée, toute gratuite.

Qu'en sera-t-il de leur fin dernière ? Question mystérieuse à laquelle je ne saurais répondre. Bien que, ordinairement, on pense à un retour à la terre, sans plus. Leur "innocence fabuleuse" leur donnerait pourtant bien droit à une vie éternelle. Les animaux ne se posent pas de questions au sujet de leur destinée. Nous le faisons à leur place. J'y vois là comme un exemple à imiter: vivre sa vie simplement, dans une confiance totale à Celui qui nous a donné l'être, sans même se soucier de savoir si notre vie doit être récompensée par un salut éternel. C'est bien ce que font les animaux; ils ne peuvent guère faire autrement ! Ce qui n'est pas notre cas. Mais je ne m'étonnerais pas que ... pour eux, il y ait quelque chose !

On dira qu'il ne convient pas de porter tant d'attention aux animaux et de les chouchouter ainsi, alors qu'il y a beaucoup de souffrances et de misères parmi les hommes. Cela pourrait être vrai, si je ne remarquais pas que les humains bons pour les animaux sont plutôt portés à ne pas être méchants pour leurs frères.

La nature aussi, par son langage silencieux, sait nous apprendre une sagesse qu'on ne saurait enseigner autrement. Parlent le soleil et les étoiles, la mer et les montagnes, les fleurs et les forêts, le froid, la chaleur et les saisons.

Nous l'avons vu, nous retrouvons cette même vérité d'expression chez le tout jeune enfant. Voici d'ailleurs, du même auteur, un dialogue savoureux: "Je viens d'avoir un entretien silencieux avec un enfant âgé de dix mois. Nous nous sommes regardés dans les yeux pendant plus d'un quart d'heure. Il y a dans les yeux, plus de mots que dans les livres. Notre entretien était d'ordre métaphysique. Je me réjouissais de sa présence et il s'étonnait de la mienne. Nous sommes parvenus à la même conclusion qui nous a fait éclater de rire en même temps" (2)

Un entretien d'ordre métaphysique ? Eh bien, oui ! je crois qu'il a tout à fait raison. Et qui pourrait réfuter l'argument final dans cet éclat de rire ? Lorsque le jeune enfant a grandi, contaminé par l'éducation et par l'entourage du monde adulte, il perd son innocence, ou la ternit. Nous passons tous par là, inévitablement. Pas grave ! il faut y passer, afin que beaucoup plus tard, au terme d'un long labeur, avec le grand âge et par la grâce de l'abandon, nous retrouvions l'innocence perdue. Peut-être aussi, pour certains, avant le grand âge !

Il y a encore les autres formes habituelles du langage. Comme la conversation ordinaire, mais aussi le langage de la littérature, de la philosophie, de la théologie. Ce langage est fort utile, mais il risque davantage de nous égarer dans les querelles de clocher et les déviations partisanes si peu favorables à l'unité. Égarement qu'on ne retrouve pas, me semble-t-il, dans les expressions silencieuses, plus discrètes, de l'innocence.

(1) Christian Bobin, dans "Ressusciter", p. 88
(2) Idem p. 155