vendredi 20 juillet 2007

Musique et peinture

Entre Montréal et Trois-Rivières, se tient actuellement le festival de musique classique de Lanaudière (7 juillet au 5 août 07). J'ai eu le bonheur d'être l'auditeur de quatre concerts à l'amphithéâtre de Joliette en pleine nature, et dans les églises de Lavaltrie et de Saint Sulpice. J'ai pu y entendre des musiciens de réputation internationale: Anton Kuerti (piano); James Ehnes (violon); Alain Lefèvre (piano); etc. Maîtrisant parfaitement leur instrument, ils peuvent donner libre cours à l'inspiration.

Certains artistes réussissent à vaincre les résistances au souffle de l'inspiration. Le talent, pour se manifester pleinement, ne supprime pas l'effort ardu; il le rend possible et le soutient par l'enthousiasme et la passion de la beauté. L'artiste accompli, dans n'importe quel art, doit être ouvert au souffle de l'inspiration qui le guide. Voici comment K. G. Durckheim (1) décrit la fidélité à ce souffle et l'aisance qui s'ensuit dans l'exécution, chez un artiste oriental, en train de dessiner. La même attitude pourrait se retrouver en musique. Durckheim rapporte cette anecdote dans "Hara, Centre vital de l'homme". Lors de la visite d'un cloître japonais à Kyoto, en 1945, il rencontre le Maître Hayashi, abbé d'un célèbre monastère Zen. Voici ce qu'il écrit:

"Au terme d'une longue et fructueuse conversation ... le Maître me dit: 'Je voudrais vous faire un petit cadeau. Je vais vous peindre quelque chose' ... Sur une nappe recouverte d'un tissu rouge, on plaça une feuille très mince de papier de riz de 60 x 20 cm, maintenue en haut et en bas par une barre de plomb. Puis on apporta les pinceaux et l'encre. Il s'agissait en fait d'un bâton d'encre de Chine que l'on transforme en encre liquide en le frottant légérement contre les parois d'une pierre noire évidée contenant un peu d'eau.
Avec le plus grand calme et tout le cérémonial requis, comme s'il avait infiniment de temps - et un Maître a toujours intérieurement un temps infini - l'abbé se mit à préparer son encre. D'un mouvement régulier de la main, il frotta jusqu'à ce que l'eau noircisse. Étonné de le voir faire ce travail lui-même, je demandais pourquoi il en était ainsi. Sa réponse fut très significative: 'Grâce au tranquille mouvement de va-et-vient de la main qui prépare l'encre avec soin, un grand calme gagne tout votre être et c'est seulement d'un coeur parfaitement calme que peut naître quelque chose de parfait.'... Enfin, tout fut prêt... Il s'assit sur ses talons, le corps bien droit ... saisit le pinceau. Pendant un instant, il fixa le papier, le regard comme perdu à l'infini. Puis, il sembla s'ouvrir de plus en plus vers l'intérieur et attendre que l'image qu'il contemplait sorte librement, comme d'elle-même. À aucun moment, il ne me sembla hanté par la crainte de ne pas réussir son projet, ou encore par le désir ambitieux de réussir à tout prix. Et le résultat fut le témoignage d'une maîtrise qui exprimait bien davantage que la maîtrise parfaite d'une technique.
Des traits sûrs du pinceau naquit peu à peu l'image d'une Kwannon, déesse de la charité divine. Il traça d'abord le visage, par une série de traits fins: puis, en appuyant davantage, il peignit le vêtement et les pétales de la fleur de lotus sur laquelle la déesse se tient assise. Ensuit vint le moment qui m'incite à rapporter cette anecdote. Le moment où le Maître se mit à dessiner le nimbe qui entoure la tête de la Kwannon, c'est-à-dire à dessiner un cercle parfait. Tout ceux qui étaient présents retinrent leur souffle. Cette manifestation d'une liberté souveraine dépourvue de toute crainte, dans l'accomplissement d'une action dont la perfection ne saurait être troublée, représente toujours une expérience émouvante. Il faut dire que sur ce papier de riz d'une extrême finesse, le moindre arrêt du pinceau, la moindre hésitation, produisent une tache qui gâche tout. C'est donc sans s'arrêter que le maître trempa son pinceau dans l'encre, le frotta légèrement, enleva le liquide superflu, puis, comme s'il s'agissait de la chose la plus simple au monde, dessina d'un seul mouvement le cercle parfait, symbole de la pureté divine rayonnant de la déesse. Ce fut un moment inoubliable. La pièce entière s'était remplie d'un calme bienfaisant; le calme qui habitait le Maître émanait tout simplement du cercle parfait qu'il venait de dessiner.
Quand Maître Hayashi me remit la feuille, je le remerciai et lui demandai: 'Comment fait-on pour devenir un Maître ?' Il me répondit en souriant: 'Il suffit de laisser sortir le Maître qui est en nous. Oui, c'est tout simple, il faut le laisser sortir.'

Je ne sais pas si les musiciens du festival mettaient en pratique, à leur manière, la méthode de ce maître japonais. Leur musique, en tout cas, me rappelle cette anecdote. J'ai eu la chance de saluer, le lendemain au restaurant, lors du déjeuner, le jeune violoniste James Ehnes. Il me semblait être dans cette lignée d'inspirés.

Un art parfaitement maîtrisé donne une impression de facilité. Ce qui est vrai pour l'exécutant mais, avant d'y arriver, il y a un long chemin à parcourir: celui de la pratique quotidienne, avec une volonté soutenue, jusqu'à ce que la technique soit acquise. Alors, dira Durckheim, l'exécutant 'pourra relâcher l'emprise de son Moi, qui constitue un obstacle sur la Voie, aussi bien par l'ambition et le désir de briller que par la crainte d'échouer ... l'ennemi le plus tenace est le Moi ambitieux qui empêche la parfaite manifestation du savoir-faire'

Ne pourrait-on pas faire ici une transposition dans toutes les activités de notre vie ? C'est bien ce que nous laisse entendre Durckheim lorsqu'il affirme: 'L'homme qui a ressenti cette force venant de son être essentiel, dans quelque domaine que ce soit, qui a appris à s'y abandonner, se trouve au début d'un chemin sur lequel il avance, mû par un sentiment tout nouveau de piété et de liberté"

(1) Cf. sur ce blogue du 1 août 06: "Au-delà de l'absurde".

1 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Je crois que la pensée métaphysique peut également se révéler en passant par les oeuvres des musiciens et des artistes.

11:36 AM  

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